Parmi les oeuvres que j'apprécie et qui m'ont réservé une rencontre pleine d'émotion figure le célèbre Retable d'Issenheim, conservé au musée Unterlinden à Colmar. Il a été peint avant 1515 par Matthias Grünewald, à l'huile sur panneau de bois. C'est sans conteste une des oeuvres majeures du domaine germanique à la fin du Moyen Age et il ne faut pas manquer d'aller l'admirer lors d'une visite de Colmar.
Le retable à Unterlinden, dans l'ancienne chapelle des Dominaines. Les panneaux sont aujourd'hui démontés, de façon à pouvoir simultanément montrer toutes les scènes.
Le retable, de style gothique tardif, est considéré comme l'une des grandes oeuvres de l'Occident gothique. Il est le fruit de la rencontre entre deux artistes : Matthias Grünewald pour la partie peinte et Nicolas de Haguenau pour la partie sculptée. En effet, le retable est constitué d'une série de panneaux peints qui s'ouvrent en deux positions successives sur une partie centrale sculptée.
Un mot tout d'abord sur le musée lui-même. Le musée Unterlinden est installé dans l'ancien couvent des dominicaines de Colmar (le retable d'Issenheim est exposé dans l'ancienne chapelle), fondé au XIIIe s. C'est un musée associatif qui est né des efforts de la société Schongauer (du nom d'un artiste alsacien dont nous aurons l'occasion de reparler), créée en 1847. "Musée de France", il présente de très riches collections, depuis l'archéologie jusqu'à l'art du XXe s. C'est véritablement un incontournable d'un séjour en Alsace, qui mérite qu'on lui consacre au moins un après-midi.
Le retable en position fermée (1ère position).
Dans la première position, retable entièrement fermé, la partie centrale est occupée par une superbe Crucifixion au caractère dramatique. Au centre, le Christ en croix a rendu le dernier souffle ; son corps décharné et portant les traces des tourments de la Passion, la couleur si particulière de sa peau ("couleur de poisson mort", selon Huysmans), les doigts raidis par la souffrance, tout concourt à donner une vision particulièrement dramatique et crue de la Passion. A gauche, St Jean soutient la Vierge en pâmoison, les mains jointes, et Marie-Madeleine, les cheveux défaits et les mains jointes dressées vers la croix, est agenouillée aux pieds du supplicié, son vase à onguents posé à côté d'elle ; à droite, St Jean-Baptiste tient d'une main un livre ouvert tandis que de l'autre il pointe le doigt vers le crucifié, avec cette inscription : "Illum oportet crecere, me autem minui" ("Il faut qu'il croisse et que je diminue", marquant le passage de l'Ancien au Nouveau Testament et faisant référence au texte évangélique de la rencontre entre Jésus et Jean-Baptiste). Aux pieds du saint, l'Agneau pascal portant la croix du triomphe sur la mort et dont le sang se déverse dans un calice d'or ; il symbolise le sacrifice du Christ pour la rédemptin de l'humanité, rappelant la tradition antique du sacrfice d'un agneau. La scène se déroule dans un paysage de rochers extrêmement sombre, par référence à la tradition selon laquelle une éclipse se serait produite au moment où le Christ aurait rendu le dernier souffle. Cette obscurité ajoute aussi au caractère dramatique et surnaturel.
Le panneau central (en réalité formé de deux panneaux qui se joignent au niveau de la croix) : la Crucifixion.
Sur le volet latéral de droite, la figure de St Antoine, debout sur un piédestal gothique, vêtu de l'habit des chanoines antonites d'Issenheim et tenant la canne surmontée d'un Tau. En effet, ce saint égyptien passe pour protéger contre le feu et les incendies, mais aussi pour guérir les "feu de St Antoine" ou "mal des ardents", terrible maladie transmise par l'ergot du seigle (ses effets étaient des hallucinations provoquées par l'attaque de la maladie sur le cerveau, une sensation de brûler de l'intérieur, la gangrène des membres). Le retable a été réalisé pour la chapelle de la commanderie des chanoines hospitaliers de St Antoine d'Issenheim, village situé au sud de Colmar ; au Moyen Age, les chanoines recevaient les malades et leur prodiguaient des soins. Nous aurons l'occasion de reparler de la figure de St Antoine, qui en se retirant au désert en Egypte est, selon la tradition, à l'origine des premiers monastères.
Sur le volet latéral de gauche, la figure de St Sébastien, lui aussi debout sur un piédestal, transpercé de flèches ; derrière lui, la colonne à laquelle il a été attaché. En haut à gauche, des anges lui apportent la couronne du martyre. Il a les mains jointes, comme la Vierge et Marie Madeleine, le visage tourné vers la scène centrale. St Sébastien, que les flèches n'auraient pas fait souffrir, était également considéré comme un saint guérisseur invoqué lors des épidémies.
Détail de la prédelle (Mise au Tombeau) : la Vierge et St Jean soutenant le Christ mort.
Enfin, sur la prédelle (le socle) est représentée la Mise au Tombeau. St Jean soutient le Christ qu'il enveloppe dans un linceul. Agenouillées contre le tombeau, la Vierge, dont le visage est en grande partie caché par son voile blanc, et Marie Madeleine qui exprime une douleur pathétique. Le tout dans un paysage étrange, désolé. La couronne d'épines est posée aux pieds du Christ. La couronne d'épine fait partie des reliques de la Passion ; d'abord conservée à Constantinople, elle est achetée au XIIIe s. par le roi de France Louis IX (Saint Louis) qui construira pour la recevoir la Sainte Chapelle de Paris et distribuera des fragments de la relique à différents princes et souverains.
Panneau central - La Crucifixion (détail) : la Vierge et St Jean.
Remarquer l'expressivité des visages et le jeu subtil des couleurs.
Pour terminer, un mot sur l'art de la couleur. Ce premier ensemble est très sombre. Un art du contraste entre ombre et lumière qui préfigure déjà les développements que connaîtra ce thème dans l'art flamand et nordique à l'époque moderne. En dehors des tons sombres et sourds, ce sont les rouges qui dominent. Traditionnellement, le rouge est la couleur du triomphe, de la victoire sur la mort ; le Christ ressuscité s'enveloppe dans un manteau rouge, par exemple. Cela vient du manteau pourpre de l'empereur romain. Ici, tous les saints sont vêtus de rouge : Sébastien, Jean, Marie Madeleine et Antoine. Le blanc ensuite, un blanc lumineux pour le voile de la Vierge et la toison de l'Agneau, ainsi que le pagne et le linceul de la Mise au Tombeau, symbole de pureté ; blanc verdâtre pour le pagne du Crucifié, lambeau d'étoffe déchiré qui symbolise son sacrifice malgré sa pureté.
La prochaine fois, nous parlerons de la seconde position du retable, avec les deux panneaux du centre ouverts, et les volets latéraux ouverts une première fois.