Eugène Delacroix, Femmes d'Alger dans leur intérieur, 1834
(huile sur toile, dim. 1m77 x 2m27, Musée du Louvre, Paris).
Ce tableau de Delacroix, présenté au Salon de 1834, est une des oeuvres de l'artiste qui rappellent son voyage au Maghreb, durant lequel il a réalisé d'extraordinaires cahiers de croquis. Il faut tout d'abord le situer dans son contexte. Dans ces débuts du XIXe s., et en gros depuis l'expédition de Bonaparte en Egypte, l'Europe se prend d'un engouement pour l'orientalisme. L'Orient est à la mode, fascine autant qu'il intrigue et inquiète ; et il faut avouer que cet exotisme ne présente qu'une vision déformée de l'Orient, le vrai. Si certains intellectuels et artistes sont sincèrement intéressés par la découverte de cette autre culture, nous sommes dans un contexte de domination de la culture occidentale, qui étend ses conquêtes et prétend "civiliser" le monde, apporter le fameux mythe du "progrès". En ce qui concerne l'Algérie, la France est alors en train de la conquérir depuis l'expédition du duc d'Aumale en 1830 ; une conquête violente et brutale dont nous reparlerons à l'occasion, bien éloignée du mythe français d'une "conquête en douceur". Delacroix se rend en Algérie en 1832, en tant que membre d'une mission diplomatique.
A la même époque que le tableau de Delacroix, l'émir Abd el-Kader, qui résiste à l'invasion française, signe un traité éphémère...
Le contexte étant posé, examinons le tableau. Nous avons là une scène intimiste, un intérieur algérien dans lequel Delacroix place des détails qu'il a notés sur place, comme les zelliges des murs, le carrelage du sol, tapis et coussins, shisha de verre... Dans la pénombre, un groupe de trois femmes et leur servante noire. A gauche, l'une des femmes est alanguie sur des coussins ; elle est la seule à regarder le spectateur, à la fois paisible et lointaine. Les deux autres, assises sur des tapis, semblent perdues dans l'ivresse ; la shisha dont la femme de droite tient encore le tuyau occupe d'ailleurs une position centrale. A droite, la servante soulève une lourde tenture et s'apprête à quitter la pièce, recevant semble-t-il un ordre de la femme assise au centre. Delacroix déploie toute la finesse et la vigueur de sa palette, insistant sur les ors, les riches étoffes, et jouant du clair-obscur.
Détail sur la shisha...
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce n'est pas une scène prise sur le vif. On dirt d'ailleurs que le modèle de la femme de gauche serait une Parisienne ! Les seules femmes que Delacroix a pu voir non voilées, ce sont les prostituées et les courtisanes. Et il ne risque pas d'être entré dans un gynécée ! Le gynécée, dans l'imaginaire des Occidentaux d'alors, est à la fois le lieu de tous les fantasmes et l'interdit auquel on n'a pas accès. On l'imagine, mais avec une vision très occidentale, justement. La femme du gynécée s'ennuie, elle est prisonnière et oisive, s'adonne aux paradis artificiels dont les Européens eux-mêmes commencent à faire grand usage à la faveur des modes exotiques ; en même temps, elle est objet de désir et de fantasme...
La toile fut accueillie avec enthousiasme. "il n’y a pas de plus beau tableau au monde" s'écrie Renoir, "ces roses pâles et ces coussins brodés, cette babouche, toute cette limpidité, je ne sais pas moi, vous entrent dans l’œil comme un verre de vin dans le gosier, et on en est tout de suite ivre" ajoute Cézanne, "les Femmes d’Alger ne le cèdent, pour la finesse et le clair-obscur, à aucune production vénitienne" s'exalte Théophile Gautier. Pour Baudelaire, "ce petit poème d’intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, (un) je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse". Louis-Philippe, d'ailleurs, en fait l'acquisition. Ce tableau influencera de nombreux peintres, qui en reprendront le thème, dont Picasso. Delacroix lui-même en réalisera plusieurs versions.
La version de Picasso (1955).
Eugène Delacroix, Femmes d'Alger dans leur intérieur, 1849 (huile sur toile, Musée Fabre, Montpellier).
Dans l'oeuvre de Delacroix, cette toile de jeunesse annonce les leçons apprises au contact de l'Orient. Pour le peintre, ce voyage en Afrique du Nord fut un choc qui marquera sa peinture, lui révélant la puissance de la couleur. Celle-ci, il va la libérer des contraintes de la forme, des conventions. Déjà dans les "Femmes d'Alger", le décor du fond s'estompe au profit de la couleur... Le génie de Delacroix est ici en gestation. Il a assimilé les leçons des maîtres et se prépare à mener ses propres expériences picturales. Homme de son temps, Delacroix est passé à côté des réalités du Maghreb, mais l'Afrique du Nord a exercé sur le développement de son art une influence déterminante.
Sur l'orientalisme, vous pouvez consulter un excellent article de notre amie Soleil Rouge sur son blog.