Le personnage d'Ahmad ibn Tûlûn (835-884) est un personnage qui vaut qu'on s'arrête un instant sur son histoire, car il a marqué le destin de l'Egypte, mais aussi l'évolution de la ville du Caire. Avant de nous attacher à visiter sa superbe mosquée , nous resituerons donc le bâtiment dans son contexte historique en évoquant ibn Tûlûn lui-même.
Son père, Tûlûn1, était un esclave turco-mongol originaire de Bukhara qui fut offert au calife el-Ma'mun vers 815. Cette habitude d'utiliser des prisonniers de guerre turcs est caractéristique de la politique abbasside ; ils n'étaient pas de simples esclaves, mais souvent utilisés dans les armées. Il est parvenu à occuper une place significative auprès du calife, peut-être en tant que commandant de la garde personnelle d'el-Ma'mun, et Ahmad ibn Tûlûn, né à Baghdad, reçoit ainsi une excellente éducation, à la fois militaire et théologique. Il entre à son tour au service du calife à Samarra, au nord de Baghdad.
Après la mort de son père, Ahmad ibn Tûlûn fut envoyé en Egypte en 868 pour gouverner la région au nom du calife. La dernière grande révolte chrétienne venait d'être matée et les Byzantins définitivement chassés d'Egypte. Il rétablit l'ordre et la prospérité économique. Très vite, profitant de la faiblesse du pouvoir califal, Ahmad ibn Tûlûn crée un nouvel Etat composé de l'Egypte et de la Syrie, conquise en 878. Ainsi se constitua un Etat indépendant théoriquement placé sous la suzeraineté des Abbassides de Baghdad.
A cette époque, Le Caire se réduisait au quartier d'el-Asqar-Fustat, à quelque chose près le Vieux Caire actuel. El-Asqar avait été fondé en 750 par le conquérant abbasside de l'Egypte, au nord de Fustat, avec laquelle ce district finit par former un ensemble. Fustat restait une importante étape commerciale entre l'Egypte et l'Orient ; grâce à ces revenus, ibn Tûlûn put construire une nouvelle capitale. La ville étant jugée trop petite, ibn Tûlûn va en effet créer à partir de 870 un troisième noyau, al-Qata'i. La nouvelle cité fut élevée au nord-est d'el-Asqar, sur une petite élévation située entre Fustat et les collines du Mokattam : Yeshkur. Elle était comprise entre l'actuelle mosquée ibn Tûlûn à l'est, Birket el-Fil (« mare de l'éléphant ») au nord et le sanctuaire de Zayn el-Abidin au sud ; sa superficie totale est estimée à environ 270 hectares.
Le nom d'el-Qata'i vient de ce que cette nouvelle ville, s'inspirant en cela semble-t-il de Samarra, était divisée en districts (qata'i) spécifiques à chaque type de population appelé à y habiter : les soldats, les notables, les serviteurs, les non-musulmans, etc. Ibn Tûlûn se fit construire un palais fortifié (qasr) au pied du Mokattam, vaste ensemble comprenant des jardins, un espace pour ses collections d'animaux, un palais pour ses épouses, des bains, un hippodrome, un hôpital et les riches demeures de son entourage. Il ne reste rien du palais d'ibn Tûlûn, construit neuf ans avant la mosquée, car il fut rasé par ses adversaires. Une artère principale, shari' el Azam, reliait le palais et la mosquée. On peut estimer que c'est avec le règne d'ibn Tûlûn que Le Caire devient un des grands centres architecturaux du monde musulman.
La mosquée d'ibn Tûlûn au Caire, au cours des restaurations.
Le coeur de la nouvelle cité royale était Midan el-Qata'i, une vaste place qui s'étendait à peu près de l'actuelle Citadelle du Caire en direction la colline de Yeshkur, sensiblement à l'emplacement de l'actuelle Midan Salâh ed-Dîn. La ville, dont certaines rues ont peut-être gardé le tracé, comprenait dit-on 100 000 maisons et son enceinte comprenait 9 portes. Son maristan, ou hôpital, le premier de l'Egypte musulmane, fut construit de 872 à 874 et était destiné gratuitement à la population de la ville ; une tradition prétend qu'il fut construit grâce à un fabuleux trésor trouvé par hasard par un de ses serviteurs en Haute-Egypte, dans un trou dans lequel son cheval tomba. Il fit également construire un nouvel aqueduc pour approvisionner la ville en eau ; des portions en sont encore visibles entre Birket el-Habash et le site de l'ancien palais.
Coffre d'époque tûlûnide provenant du Caire (IXe s., figuier et sycomore avec marqueterie d'ivoire et de bois de couleur, musée du Louvre, Paris)
Ibn Tûlûn mourut de dysentrie en 884. La dynastie qu'il avait fondée ne se montra pas à la hauteur de ses ambitions. C'est son fils Khumâraweyh (884-896) qui lui succéda, mais il n'avait pas les mêmes qualités de dirigeant ; il sera assassiné à l'instigation de ses concubines en 896. Abu'l-Ashir, fils aîné de Khumaraweh, ne régna que très brièvement (896). Son fils Harûn (896-904) préféra laisser les affaires de l'Etat à son vizir ; après avoir perdu la Syrie au profit des Abbassides en 904, il sera assassiné lors d'une mutinerie, alors que les troupes abbassides pénétraient en Egypte. Le dernier membre de la dynastie, Shayban (904-905), second fils de Khumaraweh, ne put résister qu'un an, s'enfermant avec ses troupes dans Fustat assiégée ; il se rendit sans conditions en 905, marquant ainsi la fin du rêve tûlûnide.
La ville qu'ibn Tûlûn avait fondée, el-Qata'i, ne survécut hélas pas à ses successeurs, les Tûlûnides, qui continuèrent à y vivre jusqu'à la fin de la dynastie. En 905, Muhammad ibn Suleyman reconquit l'Egypte pour les Abbassides de Baghdad et dévasta totalement el-Qata'i. Le voyageur ibn Hawqal (943-969) note : « A l'extérieur de Fustat, il y avait eu des constructions érigées par Ahmad Ibn Tûlûn sur une superficie d 'un mille carré où ses troupes avaient leurs quartiers, et ce lieu était appelé Qata'i. Il était comparable à Raqqada, que les Aghlabides fondèrent à l'extérieur de Qayrawan. Ces deux sites sont aujourd'hui en ruines. » De la brillante cité d'Ahmad ibn Tûlûn, qui fut le premier à donner au Caire la splendeur qui sera la sienne par la suite, il ne reste que la magnifique mosquée , l'une des plus originales du Caire. Bien que très brève dans le temps et médiocre du point de vue politique, la dynastie tûlûnide a marqué l'un des tournants de l'art islamique, avec des oeuvres d'une grande qualité.
Frise d'animaux courant (IXe s. , sculpture et gravure sur bois de pin, musée du Louvre, Paris)
1 - "ibn" signifie "fils de" en arabe : Ahmad fils de Tûlûn.